Un coche bourguignon

Les domestiques du seigneur des lieux, Pardalis, qui avaient reçu des ordres exprès, accoururent. Leur chef s'avança et s'inclina :

Qu'y a-t-il pour votre service, Madame ?

Armoria retira l'étole bordée de fourrure qui couvrait sa tête.

Votre maître m'a offert (Elle faillit dire "asile", mais se reprit) l'hospitalité pour quelques jours. Je suis Armoria d'Ylfan, Duchesse de Bour... D'Arnay et de Saulieu, Baronne d'Ath.

Le majordome marque un temps et dit :

Très bien, madame. Le sieur Pardalis a laissé des ordres très précis à votre sujet. Vous serez logée dans sa chambre et une servante veillera sur votre sommeil. Je dois vous dire que mon maître avait l'air fort inquiet pour votre état.

Quand Pardalis arriva chez lui, il fut stupéfait de voir qu'Armoria n'y était pas. Il réveilla la servante, qui s'était endormie, et l'admonesta d'importance, lui signifiant que, si elle voulait dormir, elle n'aurait eu qu'à demander qu'une autre domestique prenne la relève.

Puis, s'adressant à son cuisinier, il apprit qu'Armoria n'était même pas passé prendre quelque nourriture avant de sortir. Décidément, ses domestiques l'avaient habitué à mieux que ça. Ils auraient intérêt à se rattraper prochainement.

Il prit un panier, qu'il emplit lui-même de quelques victuailles, et partit à la recherche d'Armoria, dont on voyait encore les traces de pas dans la neige, enjoignant à ses domestiques de le rejoindre au plus vite. Au bout de la piste, il la vit, transie, assise sur un rocher. Il s'approcha d'elle doucement, enleva son manteau et le mit sur ses épaules.

Bien le bonjour, votre Altesse. J'espère ce jour-ci vous trouver en de meilleures dispositions que la veille. Mais, pour cela, il faut que vous cessiez de contrarier vos humeurs et que vous vous sustentiez un tant soit peu ; ou alors la bile noire finira par prendre l'ascendant sur vous. Ne vous laissez donc pas aller comme cela !

Il s'assit à côté d'elle et commença à déballer les provisions qu'il avait apportées. En bon Savoyard, il savait qu'il était dangereux de rester ainsi, à jeun et immobile, dans le froid.

Elle sortit de sa torpeur au son de la voix de Pardalis. N'était-elle pas injuste d'être chez lui, sachant qu'elle y mourrait ? Elle lui devait d'au moins lui faire bonne figure... Elle lui sourit avec douceur.

Bonjour, messire Pardalis. Je n'ai pas très faim, j'ai... Grignoté quelque chose en taverne, mentit-elle en espérant qu'elle y parviendrait mieux que d'habitude. Je me suis perdue dans la contemplation du paysage.

Pardalis la regarda, l'air soupçonneux, puis lui tendit une flasque en métal, remplie de tisane bien chaude.
Tenez ! Buvez au moins de ceci, si vous ne voulez pas manger. Ca vous fera du bien, en attendant d'être au manoir.

Il se retourna et vit que ses domestiques avaient suivi ses ordres : un coche se tenait là, prêt.
Par ici !

Le coche s'approcha et s'arrêta non loin d'eux. Pardalis prit Armoria, qui grelottait, dans ses bras et la fit monter en voiture.
Au manoir ! Vite !

Il se tourna vers Armoria.
Madame, sachez que je suis en toute occasion votre dévoué serviteur. Mais sachez également que je ne permettrai pas que vous ayez la fantaisie de mourir chez moi.

Ils arrivèrent bientôt en vue du manoir. Le coche s'arrêta devant la porte principale. Pardalis en descendit et en fit descendre Armoria. Tandis que les domestiques s'empressaient autour de lui, il la fit franchir le seuil et la porta jusque dans un salon, attenant au hall d'entrée, où il l'assit dans un fauteuil. Il ordonna à son valet d'aller en cuisine et d'en ramener un bol de gruau chaud et roboratif. Quand le valet revint, il lui prit la nourriture des mains et la présenta à Armoria :
Tenez ! Ceci va vous remettre d'aplomb. Si vous ne l'acceptez pas pour vous, faites-le au moins pour moi... Laissez-moi donc une toute petite chance de pouvoir vous redonner goût à la vie ; un délai, rien de plus.

Elle se détourna de la nourriture et regarda Pardalis, navrée.

Je ne peux pas... Je suis bien cruelle de vous infliger ceci, pardonnez-moi. Je n'aurais pas dû venir. Vous êtes tous adorables de prendre soin de moi, que ce soient ces gens vus à la taverne, ou vous... vous, surtout. Mais je n'ai plus la force de continuer.

Elle se leva et murmura :

Plus la force... A quoi bon ?

Armoria, croyez-vous en Aristote ?

Elle interrompit son geste et le ragarda, perplexe.

Si je crois... ? Ma foi, depuis mon baptême, je fais mon chemin dans le dogme... Mais pourquoi cette question ?

Parce que, madame, vous laisser dépérir pourrait être assimilé à un suicide... Mais je vais tâcher de faire venir un prêtre : il vous expliquera cela mieux que moi, qui ne suis pas aristotélicien. Espérons qu'il viendra. En attendant sa venue, reposez-vous un peu : cela vous rendra les idées claires.

Pardalis se tourna alors vers un de ses domestiques et lui enjoignit de chercher au plus vite le sieur Shayour, représentant de l'Eglise Aristotélicienne à Bourg.

Et buvez au moins ceci.

Il lui tendit un bol de bouillon bien chaud.

C'en serait un si j'avais en moi la force de me battre, messire Pardalis. Mais j'ai perdu cette force en perdant mon époux. C'était lui, ma force...

Pendant qu'ils parlaient, un second coche aux armoiries des d'Ylfan était entré dans la cour. Laissant Eugénie et Blanche, les nourrices, la dernière portant dans ses bras son petit frère Ethan, se présenter au valet, Loreleï était entrée en trombe dans la demeure, appelant sa mère à grands cris, et finit par la trouver, se ruant sur elle.

Pardalis comprit tout de suite qui étaient ces enfants. Il se tourna vers eux, puis vers Armoria et sourit :
Tiens donc ! Il paraîtrait que je ne suis pas le seul à vouloir vous voir vivre !

Il appela un de ses domestiques et lui murmura quelque chose à l'oreille. Peu après, le domestique revint avec des chaises à la taille des enfants, des tréteaux et un plateau pour faire une table. Il était suivi d'un valet de cuisine, qui apportait du pain, du beurre, de la confiture et du lait chaud parfumé au miel.
Les enfants ! Que diriez-vous d'un goûter tous ensemble avec votre mère ? Rien de tel pour faire connaissance !

Armoria allait enfin devoir se nourrir.

Loreleï, que sa mère tenait serrée contre son coeur, examina l'homme qui lui parlait, attentive. Elle lui fit son plus beau sourire, et une fois de plus le charme opéra : il avait fait apparaître de bonnes choses à manger !

Elle regarda derrière elle, Ethan était là, dans les bras de sa nourrice. Elle se dit qu'une fois de plus, son frère ne mangerait pas de ces bonnes choses. Quelle idée, aussi, de manger sa nourrice !

Loreleï s'assit après avoir fait à Pardalis une gracieuse révérence, et entreprit de faire honneur à ce qu'il lui offrait. Elle finit par dire à sa mère entre deux bouchées :

Comment s'appelle, monsieur, Mammig ? Pas faim, toi ?

Armoria sourit et caressa les cheveux de sa fille.

Le monsieur s'appelle Pardalis, ma chérie, mais ce n'est guère poli de le demander, répondit-elle en éludant sa deuxième question.

Pardalis se tourna alors vers la petite fille et lui dit, en souriant :

Tu vois ? Quand tu étais petite, ta maman te forçait à manger. Maintenant tu es grande : c'est à toi.

Loreleï regarda Pardalis, ouvrant de grands yeux perplexes, puis fronça son petit nez en une parfaite imitation de sa mère.

Peux pas frocer Mammig... Même Papa peut pas frocer Mammig.

Son sourire revint, elle avait retrouvé le mot.

Papa dit Mammig têtemul ! fit-elle, péremptoire : si son papa le disait, c'était forcément vrai...

Armoria se leva, remit Ethan dans les bras de sa nourrice et dit à Pardalis :

Veuillez m'excuser, je vais faire quelques pas avec Loreleï... Nous revenons.

Elle couvrit sa fille, revêtit sa cape bordée de fourrure, et elles sortirent main dans la main, la petite ressemblant tant à sa mère qu'elle en semblait la miniature.

Loreleï lâcha bien vite la main de sa mère pour trottiner dans la neige, la goûtant en fronçant le nez, ravie de ce froid minéral, revenant vers sa mère à intervalles réguliers.

Armoria lui montra le soleil et lui demanda comment elle le trouvait.

Beau ! fit Loreleï. Y brille très très fort !

La mère s'accroupit alors devant la fille et prit ses mains, la regardant dans les yeux.

Oui, ma chérie, c'est beau, très beau. Tu sais quoi ? C'est si beau que j'ai envie d'y aller.

Le regard de Loreleï s'éclaircit et elle battit des mains.

Ouiiii ! Oui, oui ! On-y-va-on-y-va-on-y-va ! s'écria-t-elle, au comble de l'enthousiasme.

Armoria, la gorge serrée, retint ses larmes.

Non, mon coeur, tu ne peux pas venir, tu es trop petite. Tu sais, on y va tous un jour, dans le soleil... Je vais y aller bientôt.

Loreleï mit ses petits poings sur ses hanches, les sourcils froncés.

Moi vais zamais en voyaze, moi ! Pff... Bouda-t-elle. Tu pars longtemps, Mammig ? Tu reviens quand ?

Armoria se releva, faisant mine de secouer la neige sur le bas de la cape de sa fille. Elle ne pouvait pas soutenir son regard pour ce qu'elle s'apprêtait à dire.

Je ne sais pas, ma chérie... Viens, ajouta-t-elle très vite, allons rejoindre ton frère et le gentil monsieur, tu veux ?

Sur le chemin du retour, elle songea à la visite de Gaborn, plus tôt dans la journée. Si elle avait su que donner ses couleurs avait une telle signification ! Jamais Persan ne lui pardonnerait cette avanie. Et pourtant, au moment où elle l'avait fait, elle pensait que c'était anodin... Cette fois c'en était fait de leur histoire.

La blonde mère et la blonde enfant allèrent rejoindre leur hôte, et Armoria reprit aussitôt Ethan dans ses bras, le couvrant de baisers.

Messire Pardalis, il va nous falloir retourner à l'auberge, je ne puis laisser mes enfants rentrer en Bourgogne sans avoir pris une nuit de repos. J'irai passer la nuit avec eux, nous ne saurions vous envahir...

Shayour vint frapper à la porte de la demeure de Pardalis. Un pli lui demandant de rendre un service lui était parvenu.

Le Ritter à la Croix Noire était donc venu ... Tandis que deux frères teutoniques accompagnaient leur Hochmeister.

Pardalis entendit les coups répétés de Shayour à la porte de son manoir. Il enjoignit aux domestiques d'aller lui ouvrir, espérant que c'était bien lui. Le portier fit entrer Shayour et l'introduisit dans le salon.

Messire Shayour, bienvenue ! J'avais hâte de vous voir.

Il se mit à chuchoter, pour n'être entendu que de Shayour.

Figurez-vous que cette dame, il y a quelques jours encore, était duchesse de Bourgogne et une épouse comblée. Suite à certain tournoi et à certaines rumeurs, dont je me ferais un plaisir de pourfendre l'auteur, son mari a eu de grands soupçons sur sa fidélité à son égard. Il le lui a fait savoir ; dame Armoria est alors venue demander asile chez moi, ce que je lui ai accordé avec joie. Sachez en effet que je nourris quelque flamme à son égard - en tout bien tout honneur, bien sûr, eu égard à sa vertu. Mais depuis qu'elle est arrivée chez moi, elle refuse de s'alimenter - cela fait maintenant deux jours. Pouvez-vous lui montrer qu'une telle attitude est en contradiction totale avec la religion aristotélicienne, dont elle est une fidèle ? Vous le ferez mieux que moi, qui ne le suis pas.

Après cet aparté avec le sieur Von Kolspinne, il se tourna vers Armoria, les enfants et les deux autres frères teutoniques et fit, de façon fort courtoise, les présentations, déclarant cependant qu'il n'avait pas lui-même l'honneur de connaître les deux acolytes de Shayour. Puis il déclara :

Hochmeister, vous êtes le seul homme en rapport avec l'Eglise Aristotélicienne que je connaisse un tant soit peu. C'est donc vous que je supplie de faire revenir la dame Armoria à de meilleurs sentiments. Si vous ne le pouvez pas, enjoignez à la personne de votre choix de le faire : je l'enverrai quérir.

Il ajouta :

Veuillez à présent m'excuser quelques instants : j'ai une lettre à écrire, qui ne peut pas attendre.

Il ordonna à son valet de lui quérir, dans le colombier, un pigeon voyageur et quitta la pièce.

Madame la Duchesse,

Nous nous connaissons quelque peu, bien que je ne pense pas que vous vous souveniez de moi. Enfin, peu importe.

Alors comme cela, vous refusez de vous alimenter ... pourrais je en connaître les raisons ? Peut être ce du a un quelconque dégout de la vie ?

Ce qui m'amène à une autre question ... Qui compte sur vous, qui a besoin de vous ? Et vous, à qui tenez vous le plus au monde ?

Réflechissez bien avant de répondre, il ne sert à rien de répondre : a personne. Cela est faux, et vous le savez aussi bien que moi.

Expliquez moi après le problème, mais quelque peu plus en profondeur, sur votre ressenti de cette histoire, je vous prie, ma Dame.

Shayour pendant qu'il parlait avait été se servir deux verres de vin, dont l'un qu'il tendit à la Duchesse de Bourgogne.

J'avoue que votre nom ne m'est pas inconnu, même si j'ai du mal à resituer, fit-elle. Permettez-moi du moins d'épargner à mes enfants la conversation qui va suivre.

Elle se leva, tenant toujours Ethan dans ses bras, et le confia avec précaution à Blanche, réussissant à ne pas l'éveiller. Elle demanda au valet d'accompagner nourrices et enfants dans la chambre que Pardalis lui avait laissée, en attendant d'aller dormir à l'auberge. Puis elle retourna s'assoir face à Shayour.

Ce n'est pas tant un dégoût que le fait de n'avoir plus la force de me battre, messire. Qui compte sur moi ? Beaucoup de gens, apparemment, mais plus le seul qui vraiment m'importe. Qui a besoin de moi ? La réponse est la même... A qui je tiens le plus au monde ? A celui que j'ai perdu.

Levant une main avant d'être interrompue, elle continua.

Oui, je sais, mes enfants. Mais ce que je ressens pour leur père passe avant tout le reste. Je suis amante avant d'être mère. Je suis bien consciente de ce que cette phrase peut sembler terrible, mais c'est la vérité dans sa plus totale nudité.

Quant à mon histoire, elle est fort simple. Il est ma vie, et je l'ai perdu.