Un coche bourguignon (2) : Armoria, le retour

Les domestiques étaient paisiblement installés autour de la cheminée, dans le petit salon attenant à l'entrée. Ils y prenaient, en l'absence du seigneur des lieux, une collation de foie gras et de vin de paille, appliquant le célèbre adage : quand le chat n'est pas là, les souris dansent.

A un moment, l'un d'eux tourna la tête et regarda au-dehors. Il vit la voiture ramenant Pardalis et Armoria arriver au manoir. Ce fut une véritable pagaille : tout le monde se mit à ranger, non sans chaparder les restes au passage, sous le manteau.

Alors, personne pour nous ouvrir ?,tonna Pardalis au-dehors.

Un des domestiques, enfin, vint ouvrir et présenta ses respects au maître, la bouche encore pleine de mets délicats. Heureusement pour lui : le seigneur de Viry n'était pas d'humeur à accorder quelque importance à ce genre de détails.

Tenant toujours Armoria dans ses bras, il pénétra dans le salon. Il vit les fauteuils et la méridienne près de la cheminée, où un feu ronflait, et se demanda si ses domestiques avaient le don de clairvoyance ou se faisaient plaisir à ses dépens en son absence. Il déposa Armoria, endormie, dans la méridienne, tandis que lui s'endormait dans un fauteuil, malgré une lutte acharnée contre le sommeil.

Quand il ouvrit les yeux, il faisait jour et Armoria reposait toujours. Il se dit qu'il allait rester encore un peu avec elle, avant de vaquer à ses occupations quotidiennes.

Armoria ouvrit les yeux. Ses idées étaient plus claires, et après quelques secondes de flottement, elle reconnut le salon de Pardalis, bien que n'ayant aucun souvenir de la façon dont elle y était arrivée.

Sa respiration se faisait toujours difficile, mais elle avait moins cette impression d'être de plomb. Faiblesse et torpeur demeuraient malgré tout. Tournant la tête, elle vit Pardalis et lui sourit.

Bonjour, fit-elle. Que de tracas je vous impose... N'était-ce point vous qui m'affirmiez avoir une vie paisible ?

Pardalis la regarda et répondit :

Moi ? Une vie paisible ? Si c'est l'autre nom de la routine, alors oui, j'avais une vie paisible.

Il marqua un temps.

Mais ce n'est pas encore le moment de parler de moi. Comment te sens-tu aujourd'hui ?

Sa main fit le geste connu : couci-couça...

Ma tête est par moments à quelques lieues au-dessus de mon corps, et il y a de longues périodes dont le souvenir m'échappe. Sans compter des souvenirs qui n'ont pas lieu d'être, et que j'ai dû inventer, je l'ignore... Ajouta-t-elle en fronçant le nez, cherchant à comprendre.

Cette fois, elle avait bien noté le tutoiement, qui avait fait remonter à la surface le souvenir d'un baiser, au dispensaire... Celui-ci, au moins paraissait vraisemblable. Mais Majestic à la taverne, un message de Persan, lui disant de revenir ? Non, impossible. Pas plus plausible que ces amis morts depuis longtemps qu'elle avait revus dans son délire.

Avez-vous eu des nouvelles de... mes enfants ?

Pas depuis qu'ils sont venus nous rendre visite. Voulez-vous que je dépêche un messager à cet effet ?

Elle réfléchit, tapotant ses lèvres du bout du doigt.

N-non... Point pour l'heure.

Ils devisèrent encore un peu, puis, Armoria se sentant encore peu gaillarde, elle se rendormit quelques heures, laissant s'écouler la matinée et le début de l'après-midi.

Le soir était venu et Pardalis était de retour au manoir. Il avait passé sa journée dans les montagnes, se livrant à une occupation connue de lui seul. Il n'avait d'ailleurs cessé de vérifier si personne ne le suivait. Avant de rentrer chez lui, il avait fait un petit crochet par le marché et y avait expédié assez prestement les tâches ordinaires que ses fonctions lui imposaient.

Arrivé au manoir, il descendit de sa monture, ordonna au garçon d'écurie d'en prendre soin et se dirigea vers le pavillon de chasse, où il commanda à sa soubrette de lui préparer un baquet d'eau chaude, afin de prendre un bain. Une fois sorti de l'eau, il revêtit une tenue plus élégante que le vêtement de montagnard, à présent maculé de boue, qu'il avait porté toute la journée. Ces préparatifs finis, il se dirigea vers le manoir et se fit introduire auprès d'Armoria.

Bien le bonsoir, Madame. J'espère que cette journée vous a été agréable et que vous ne me tenez pas rigueur de ne vous point avoir tenu compagnie.

Armoria l'accueillit d'un sourire.

J'ai pensé qu'hormis votre vocation de sauveteur, il vous arrivait d'avoir d'autres activités, et ne vous en blâme point, le taquina-t-elle.

Pardalis sourit.

Je vois que vous retrouvez peu à peu votre verve, ce dont vous me voyez ravi. Cela dit, je ne voudrais pas que votre séjour chez moi, à présent que vous vous portez mieux, ne finisse par vous peser. C'est pourquoi j'ai donné ordre à mes domestiques de tenir mon attelage prêt, au cas où vous voudriez vous rendre dans quelque taverne au centre de Bourg. Evidemment, une de mes servantes vous accompagnera toujours : je n'aimerais pas qu'il vous arrivât encore malheur.

Il marqua un temps et reprit, d'une voix hésitante :

Il m'est aussi venu à l'esprit que vous pouviez fort bien éprouver quelque ennui, sans pour autant avoir envie de compagnie.

Il décrocha le trousseau de clefs, qui pendait à sa ceinture.

J'ai donc décidé de vous confier les clefs de mon manoir. Il fut un temps où ses murs renfermaient une présence féminine. Peut-être saurez-vous redonner vie à certaines pièces dont je n'ai, quant à moi, pas l'usage. Peut-être saurez-vous vous distraire dans ma modeste bibliothèque ou dans ma salle de musique. Vous êtes libre de tout visiter. Cependant je vous demanderais de ne jamais entrer dans la pièce qu'ouvre cette clé.

En disant ces paroles, il lui montra une petite clef en or.

La pièce qu'elle ouvre est la seule à avoir une serrure dorée ; vous ne pouvez pas vous tromper. J'ai pensé un instant l'ôter du trousseau, mais ç'eût été faire grande injustice à votre vertu et à votre loyauté.

Elle regarda les clefs, sans faire mine de les prendre, comprenant qu'elles avaient plus de poids que le leur propre.

Eh bien, c'est une délicate attention de votre part...

La clef dorée brilla l'espace d'une seconde sous la lumière du candélabre. Elle se demanda fugitivement ce qu'elle pouvait bien cacher, puis chassa cette pensée, s'en voulant même de l'avoir eue.

Pardalis, commença-t-elle, gênée, vous êtes décidément trop bon avec moi. J'avoue que j'ignore totalement ce que je vais faire, à présent. Sans doute un ermitage studieux pendant ma convalescence m'aidera-t-il à voir plus clair en moi.

La bibliothèque vous est ouverte et mes messagers sont à votre disposition.

L'aurore aux doigts de rose était venue réveiller Pardalis. Il se leva, maugréant et pestant contre les fenêtres du pavillon, qui n'avaient même pas de volets. Il se promit d'y faire mettre tout au moins des rideaux, très prochainement. Il sonna ; son valet mit un quart d'heure à paraître devant lui, apportant une bassine d'eau chaude. Visiblement, les horaires matinaux de son maître ne lui convenaient pas non plus.

Pardalis fit sa toilette et se vêtit de sa tenue de tous les jours. Puis il alla au château, où la servante lui rapporta qu'Armoria avait passé une nuit pour le moins agitée ; Pardalis la soupçonna de s'être, pour son état, un peu trop attardée dans les tavernes, la veille... Il sella son cheval et partit en direction du marché, où il expédia ses tâches quotidiennes. Quand il fut de retour, sa soubrette l'aida à changer de tenue. Aux regards aguicheurs qu'elle lui décocha, il devina que son programme quotidien de coupe de bois commençait à porter ses fruits.

Il se dirigea ensuite vers le manoir. Armoria était à présent levée ; il se fit introduire auprès d'elle.

Bien le bonjour, madame.

Il s'inclina, puis la dévisagea un court instant : elle avait les traits tirés.

Je dois avouer que vous continuez de m'inquiéter. Voulez-vous que je fasse venir un médecin pour vous examiner ?

Après l'avoir salué, elle répondit en fronçant le nez.

Un médicastre ? J'ai donc si piètre mine que vous y songiez ?

Une quinte l'interrompit, l'obligeant à reprendre son souffle avant de poursuivre.

Oui, je vois... Va pour le médicastre... Je déplore de n'avoir point auprès de moi le couple attaché à la santé de notre famille.

Elle songea que ce rattachement appartenait au passé. Comme sa famille. Son visage s'assombrit.

Armoria était allongée dans la chambre. Les fièvres nocturnes étaient moindres, mais la toux était toujours aussi épuisante.

En entendant les coups si forts à la porte, elle se leva, soudain angoissée. Ce genre d'arrivée était rarement bon signe.

Elle descendit et se dirigea à la hâte vers l'entrée. Voyant Evalea, elle comprit qu'un drame s'était déroulé, et que ce drame la concernait directement.

Se retenant à la rampe d'escalier tant ses jambes se dérobaient soudain sous elle, pâle comme la mort, elle parvint à prononcer d'une voix blanche :

Evalea, c'est mon mari ? Qu... Qu'y a-t-il ?

Persan et Gaborn étaient en danger. Pas morts, en danger. Elle sentit son énergie et sa détermination revenir en un instant.

Trouvez-moi des dagues, vite ! fit-elle à l'adresse du valet.

Elle rattrapa Evalea dehors.

Nous allons voir à la mairie ou au poste de police voir si nous pouvons trouver du monde à rameuter. Pardalis doit être au Conseil, le valet le préviendra dès son retour.

De l'étui de son corsage, elle sortit la dague qu'Evalea avait oubliée à la taverne et la lui tendit. Le valet les rejoignit, apportant ce qu'elle avait demandé, perplexe. Elle prit les dagues, les soupesa et en glissa une dans son corsage, l'autre le long de sa cuisse, chacune dans son étui. Elle s'adressa de nouveau au valet.

Faites-moi seller un cheval, au plus vite ! Je reviens. Vous aviserez votre maître de ce qui se passe.

Puis, se tournant de nouveau vers Evalea :

Allons-y.

Pas de doute, Armoria était de retour.

Pardalis ne se doutait de rien. Il était allé à cheval au marché et, sur le chemin du retour, il vit Armoria, habillée de pied en cap et armée, aux côtés d'Evalea. Cette vision lui parut assez irréelle : que faisait Armoria dans cette tenue ? Mais là n'était pas la question ; pour l'heure, Evalea avait l'air affolé et il lui demanda ce qui se passait. Elle lui fit un bref compte-rendu : Gaborn, Persan, elle-même et les brigands.

Le sang de Pardalis ne fit qu'un tour : déjà armé - comme tout noble devait l'être -, il décida de les accompagner. Il vit qu'il était inutile de raisonner Armoria ; il lui enjoignit simplement de rester en arrière.

Vite ! Ne perdons pas une minute !

Il se tourna vers Evalea :

Préférez-vous que certains de mes valets nous accompagnent ou voulez-vous bénéficier de l'effet de surprise des petits groupes ?